I
[…] groupe de commandement sur les remparts de Dijon[45].
« Mais qu’est-ce qu’elle fout ? hurla Robert Anselm par-dessus le tumulte. Tu nous avais pourtant dit qu’elle attendait qu’on lui vende une porte !
— Peut-être qu’elle essaie de concentrer notre attention ! »
Cendres a conscience, au fond de sa tête, de la lourde protection d’acier sur son crâne et sur ses mains ; des minces couches de maille, de laine et de drap qui sont tout ce qui lui couvre les membres. Son envie d’un harnois milanais est si forte qu’elle la ressent presque physiquement.
« Bordel de Dieu ! Toutes ces discussions et nous pourrions perdre la ville tout de suite… »
Elle s’obligea à se redresser sur le parapet et, entre les merlons, à contempler le terrain vide – soudain couvert, maintenant, par des silhouettes en train de courir.
Une horde d’hommes se ruaient vers les remparts nord-ouest de Dijon, plantant des écrans, mettant un genou en terre pour tirer – des archers carthaginois, derrière des mantelets[46], avec de méchants arcs recourbés noirs. Le tchic ! des pointes de flèches contre la pierre noua l’estomac de Cendres.
Le crépitement d’un feu d’arquebuses retentit tout au long des remparts, tandis que les voix d’Angelotti et de Ludmilla s’élevaient pour jeter des ordres perçants ; et le fredon rapide, répétitif, des arcs s’éleva dans les airs, pendant que des archers en sueur échangeaient de sonores et ordurières congratulations.
Une vague noire d’hommes se dressa des ouvrages de terre sis en façade du camp wisigoth. À la même seconde, un hurlement aigu résonna. Cendres jeta un coup d’œil sur sa gauche, ne put rien voir au-delà de la porte nord-ouest – mais une série d’impacts et de cris monta au-dessus des clameurs. Elle regarda en arrière – à peine une fraction de seconde – puis le sol en contrebas. Il était couvert d’hommes qui couraient en brandissant des échelles de siège et des boucliers au-dessus de leur tête, certains tombant déjà sous le feu nourri parti des remparts.
« Des auxiliaires ! » lui beugla Robert Anselm à l’oreille. Elle l’entendit à travers le capitonnage de son casque.
« Et ceux-là ? » Elle se pencha dans le vide du crénelage en pierre pour regarder au-dehors et en bas. Aux côtés des hommes en tuniques noires, armés de lances et de haches, couraient quarante ou cinquante Européens.
« Des prisonniers ! » beugla Anselm.
Un coup d’œil apprit à Cendres qu’il avait raison : des villageois capturés, des Dijonnais pris un peu plus tôt durant l’automne et contraints de se battre, pour mourir maintenant soit sur les remparts, soit de la main des nazirs wisigoths derrière eux. Brusquement, Cendres cessa d’écouter les messagers et de donner des ordres, tapota sur le plastron d’Anselm et tendit le doigt.
Anselm remonta sa visière d’une poussée, plissant les paupières, puis il mugit d’un rude rire rocailleux. « Ah, te voilà bien dans la merde, Jos ! »
Dans le sillage des troupes auxiliaires et des prisonniers condamnés, avançaient au pas de course des hommes en livrée bleue portant le Navire et le Croissant de lune, des peaux détrempées sur les épaules, chargés eux aussi d’échelles. Cendres se retrouva à plisser des yeux pour essayer de voir si elle parvenait à discerner la bannière personnelle de Joscelyn Van Mander, mais dans le chaos d’éclats de pierre qui volaient, de poussière, de fumée d’arquebuse, et avec la distance, elle ne pouvait rien distinguer.
« Ils arrivent », annonça-t-elle d’un ton égal, en tentant d’empêcher sa voix de trembler.
Tandis que les premiers attaquants atteignaient en bas la berge des douves pour jeter de nouvelles brassées de bois mort sur les amas qui les remplissaient presque entièrement, Cendres se retourna vers le parapet.
« Anselm ! Amène les coutiliers sur les remparts, tout de suite ! Ludmilla : fais reculer les archers pour leur laisser la place ! Angelotti… »
Par-dessus le fracas des hommes couverts de maille et de plates qui gravissaient au pas de course les degrés menant à la courtine, couvrant un instant seulement le vacarme des archers déterminés à décocher jusqu’à leurs dernières flèches, un énorme crac ! suivi d’un boum ! résonna à gauche de Cendres. La porte principale, comprit-elle. Merde !
Elle se détourna pour chercher Angelotti, ne réussit pas à le localiser et avança d’un pas vers le plus proche mangonneau. Deux servants de manivelle étaient accroupis derrière des écrans de bois hérissés de flèches et, sous les yeux de Cendres, Dickon Stour flanqua au cadre de bois un vigoureux coup de mailloche, se redressa, recula et claqua de la main avec satisfaction contre la verge du mangonneau. « C’est bon ? On essaie maintenant ?
— Où est passé le capitaine Angelotti ? » s’égosilla Cendres.
L’armurier dégingandé, ses cheveux de paille dépassant de la bordure de son chapel de guerre, lui lança par-dessus son épaule un cri de réponse à Cendres.
« Il est du côté… »
Une prodigieuse explosion assourdit Cendres.
La courtine tressauta sous ses pieds, l’air s’emplit de fragments de pierre qui hurlaient. Deux merlons se dressaient, blêmes, avec la moitié du mur emportée de part et d’autre, tandis qu’un cratère béait sur la surface des remparts.
Une masse énorme frôla Cendres, pour plonger dans la ville au-dessous. Son corps tremblant sous le choc, elle comprit d’abord : Je n’ai rien ! puis : Le mangonneau a été frappé de plein fouet !
Les écrans protecteurs en bois pendaient en lambeaux. Un amas broyé de bois et de cordes n’avait plus rien de commun avec l’affut et la cuiller. Un homme roulait à terre, en hurlant. Parmi les blancs éclats de bois devant Cendres, saignaient des quartiers de viande déchiquetés, humides, et une jambe pendait, toujours chaussée d’une botte parfaitement intacte. Un autre homme gisait mort sur la courtine. Il n’y avait aucune trace de Dickon Stour ; rien qu’une balafre éclaboussée de rouge, aux contours irréguliers, creusée sur quinze centimètres de profondeur dans les dalles éclatées.
Cendres leva la main et écarta des cheveux de sa bouche. Ce n’étaient pas les siens.
Le goût la fit cracher, pour débarrasser sa bouche d’un fragment d’os.
En un moment de temps disloqué, un deuxième missile de trébuchet vint s’écraser, plus loin sur les remparts : une masse de calcaire de la taille d’un demi-charroi. Cendres vit un amas de cordes et de bois, d’hommes à genoux, sur le dos, projetés à mi-hauteur des marches. Un quartier de roc se brisa en morceaux, en s’abîmant dans le no man’s land derrière les murailles.
Le sifflement perçant de pots de terre escortés d’une traînée de flammes se fit entendre dans les airs.
Cendres fit la grimace, en se courbant. Les récipients en argile frappèrent, l’un après l’autre, sur toute la longueur des remparts, éclaboussant de feu grégeois la bretèche et les lignes d’hommes. Le flouf ! des flammes qui se déployaient la fit frissonner.
« ANSELM… ! »
Une épaule la cogna par un côté. Au-dessus de sa tête, sa bannière prit de la gîte, tomba en diagonale, et s’éloigna lentement d’elle dans la presse d’une foule d’hommes – des archers et des coutiliers qui la bousculaient tous en s’écartant des remparts pour se ruer vers les escaliers.
« ARRÊTEZ ! » beugla-t-elle, à s’en éclater les poumons.
Un troupeau de coutiliers de Rochester la coincèrent avec brutalité entre eux et un merlon endommagé ; elle eut une vision passagère de plusieurs mètres de vide, d’hommes et d’échelles au-dessous. La proximité de la chute lui tordit l’estomac.
Vers la porte, elle entendit tirer des lance-grappins, et leurs balistes fortifiées, tirer avec vigueur et rapidité, mais les Carthaginois se trouvaient désormais en deçà de leur portée minimale…
« Tenez votre place, bordel ! » hurla-t-elle, et elle empoigna un homme par l’épaule, un autre par le baudrier. Tous deux se dégagèrent. Par-dessus les casques des hommes en déroute, elle vit sa bannière se redresser graduellement et revenir vers elle – avant de chuter.
Sans hésiter, Cendres plongea dans la mêlée d’hommes qui couraient, ramassa la hampe et brandit sa bannière au-dessus de sa tête. Encombrante et peu maniable, la bannière tangua. Cendres entendit la voix d’Anselm, plus forte, à hauteur de l’escalier, qui agrippait le porteur de l’étendard au Lion et beuglait : « … de là où tu es, putain de merde ! » Elle vit se lever son bras et son épée.
« SUR MOI ! » s’écria-t-elle. Le visage de Rickard apparut devant elle, dans la masse des gens. Elle lui colla entre les mains le Lion passant de front et s’empara de la hache courte qu’il lui apportait. S’ouvrant à coups d’épaules un passage à contre-courant de la foule, criant sous le nez des hommes, elle perçut une infime hésitation.
« Suivez-moi ! »
Plus loin, en direction de la Tour blanche, la bretèche flambait, et la surface en pierre de la courtine dansait sous la flamme inextinguible du feu grégeois répandu. La bretèche la plus proche était intacte. Confusément, par-dessus les hurlements et les clameurs, elle entendit un bruit venu d’en bas ; elle se saisit à deux mains de sa hache, et mit tout son poids à refouler deux archers et un assistant-artilleur hors de son passage.
« Apporte-moi ce foutu drapeau ! » rugit-elle à l’adresse de Rickard, sans s’arrêter pour vérifier que le garçon blême obéissait, percuta de son gantelet la nuque d’un casque d’homme et se dégagea un passage jusqu’à l’embrasure.
« Sur moi, bande de salopards ! »
Elle sentit sa propre voix sonner étouffée, le son répercuté par le toit en bois et en peaux de la bretèche ; elle eut une seconde pour songer : Jésus Christus ! J’aurais préféré porter une bavière[47], ou même une salade avec une visière ! et fit basculer le manche de la hache dans sa main. Il vint claquer contre la paume en drap de ses gantelets.
Un visage apparut en face d’elle, par le mâchicoulis dans le hourd de bois.
Avec une ironie délibérée totalement séparée de la conscience du combat dans sa tête, elle songea : Ce que je ne donnerais pas pour pouvoir parler à la machina rei militaris en ce moment.
Le manche en bois de la hache logeait, parfait et familier, dans sa poigne : main gauche en avant, main droite en soutien. Elle laissa la tête de la hache partir en arrière, puis jeta le manche en avant, et frappa avec la pointe à l’extrémité du manche le visage de l’auxiliaire wisigoth.
La pointe ripa contre la barre nasale de son casque.
La bouche barbue de l’homme s’ouvrit : surprise ou colère. Il poussa un rugissement. Il se dressa sur le sommet d’une échelle de siège invisible sous le plancher de la bretèche, tirant son épée à travers le mâchicoulis.
Cendres laissa l’élan de son arme entraîner son corps un pas en avant. Le souffle âpre dans sa gorge, tout son corps crispé dans l’anticipation du coup, elle se hurla mentalement : Je ne me déplace pas assez rapidement ! et laissa revenir sa hache en arrière, puis au-dessus de sa tête, laissant glisser sa main droite jusqu’au bout du manche pour rejoindre la gauche, accélérant le balancement et la descente du tranchant de l’arme. Quatre livres de métal, mais se déplaçant en un arc étroit d’un mètre vingt. Elle abattit la lame sur le visage de l’homme alors qu’il levait les yeux.
Une giclée rouge moucheta les bras de Cendres. Elle sentit le tranchant mordre, n’entendit pas le hurlement de l’homme, couvert par les cris derrière elle, le fracas de l’acier tranchant, les détonations des arquebuses, et la clameur d’autres d’hommes qui hurlaient. Une blessure qui n’était pas mortelle, qui n’était pas suffisante pour abattre un homme…
Une pointe de lance jaillit entre les pieds de Cendres. Le métal se prit entre les planches grossièrement sciées, se coinça.
Elle bondit en arrière. Un de ses talons buta contre le rebord de l’embrasure derrière elle. La hache s’envola de ses mains, déchira les peaux détrempées qui couvraient le toit de la bretèche, tandis qu’elle tombait à la renverse et s’asseyait brutalement dans l’un des créneaux. L’impact ébranla toute sa colonne vertébrale.
Lentement, sans affolement, depuis sa position assise, elle leva la hache et abattit à nouveau la pointe du manche vers l’avant, perçant un trou juste en dessous du front du casque en acier du premier arrivant.
Ses yeux restèrent ouverts, rivés sur le plancher, tandis qu’il tombait en avant, émergeant à moitié du mâchicoulis. Un sang épais, rouge sombre, et des matières cérébrales sortirent avec la pointe quand Cendres la dégagea d’une torsion.
Aucun bruit de pas derrière elle, nulle bannière, ni d’exclamation de Rickard. Une clameur, mi-hurlement, mi-beuglement, venue d’en bas…
Pour ce que j’en sais, je pourrais être toute seule ici en haut, en ce moment…
« Sur moi, bordel de merde ! »
La pointe de lance se dégagea des planches par en bas. Le cadavre tressauta, le soldat wisigoth tiré par d’autres, sur l’échelle en dessous ; elle les entendit hurler des ordres, jurer. Inconsciente d’arborer un sourire particulièrement féroce, elle se remit sur pied.
« Patronne ! » Euen Huw sauta par-dessus les créneaux et vint se cogner contre le côté de Cendres. Il tituba. Du sang trempait son haut-de-chausses, de la cuisse au genou.
« Ah, tout de même, bordel ! Où est passé Rickard ? Où est ma bannière ! Ludmilla, ramène tes archers par ici ! C’est un vrai tir aux pigeons, bon Dieu ! » Cendres donna une claque sur l’épaule des fantassins de Huw et des archers de Rostovnaya, dix ou quinze hommes qui se ruaient dans la bretèche, à présent, entrant à la file devant elle. Elle se souleva par-dessus le mort en agrippant une poutre au-dessus d’elle, et courut jusqu’à la trouée suivante. Ses bottes résonnaient sur le plancher.
Tout en progressant, en pas chassés, elle garda le dos contre la protection du mur, la tête pivotant rapidement d’un côté à l’autre, essayant d’anticiper toute attaque, d’où qu’elle vienne. Le fourmillement de vulnérabilité sur ses cuisses, ses tibias, ses avant-bras et ses coudes, exposés et dépourvus d’armure, la portait à un degré intense de réceptivité, d’efficacité.
« Ici ! Chargez-vous de ceux qui sont en bas, sur l’échelle ! »
Un archer, dont les mèches graisseuses et le visage mal rasé brillaient de sueur, accourut et plongea la tête par le trou devant elle. En quelques secondes, il réclama d’un beuglement d’autres flèches à son collègue de pavois, enjamba le mâchicoulis, bandant son arc avec difficulté dans l’espacé confiné, pour tirer vers le bas, au pied de l’échelle de siège, quinze mètres plus bas.
Deux arbalétriers l’écartèrent rapidement d’une bourrade : il leur fallait davantage de place pour leurs armes, dans l’orifice.
Cendres baissa la tête pour jeter un rapide coup d’œil par un mâchicoulis d’archer dans le plancher. S’ils arrivent à lancer un assaut en masse – s’ils franchissent le rempart, plus rien n’importe : les voix, rien !
Un martèlement constant de virerons et de flèches résonnait le long de la bretèche, maintenant : les pointes qui frappaient le bois et la pierre. Le corps de Cendres se crispa contre la vague ardente du feu grégeois. Non, pas pendant que leurs hommes escaladent le mur…
Le crochet d’une échelle d’escalade cogna une autre bretèche, plus loin le long de la muraille ; elle eut une misérable seconde pour voir que les individus armés d’épées et de haches qui commençaient à les escalader en masse n’étaient pas des troupes auxiliaires wisigothes, mais des hommes portant des Croissants de lune sur des jaques bleus de livrée.
Elle a vu ma bannière sur cette section du mur ; c’est un choix délibéré d’envoyer des hommes aux côtés desquels nous avons combattu – une attaque psychologique : pousser des mercenaires francs à s’entre-tuer…
« Devinez qui ne nous honore pas de sa présence ! » beugla Euen Huw, en jetant son corps entre la muraille et Cendres. Par-dessus son épaule, tandis qu’il continuait à courir, il mugit : « Ils ont eu la belle vie, pas vrai ? On va s’occuper de ça ! »
Un regard en arrière le long des hourds montra à Cendres les boucles brillantes d’Angelotti qui dépassaient des bords d’une salade, son fauchon à lourde lame montant et s’abattant dans une effroyable presse de corps, serrés les uns contre les autres en combat rapproché. Son bras gauche pendait, en sang, le bouclier disparu on ne savait où. Ses hommes se massaient de ce côté-là pour le couvrir.
Bon Dieu, il y a la moitié de l’armée wisigothe qui rapplique !
« Patronne ! » Robert Anselm, Rickard et la bannière apparurent dans l’embrasure derrière Cendres, le plus vieux des deux boitant, son visage tordu en un sonore avertissement.
Cendres se retourna, vit en une seconde que le corps de l’auxiliaire mort était à présent délogé. Deux soldats arborant le Croissant de lune étaient en train de gravir des échelles de siège pour émerger par le mâchicoulis du plancher.
Euen Huw para l’épée du premier avec la sienne, dans une gerbe d’étincelles, et décocha un coup de pied dans la jambe de son adversaire, sous le rebord de son haubert de maille. Un ou deux kilos de pression sont capables de briser une rotule. L’homme – pas le temps de deviner son visage, de savoir si c’était une tête connue, ou quelqu’un que Joscelyn Van Mander avait engagé au cours des mois qui avaient suivi son départ du Lion azur –, l’homme s’abattit en avant en poids mort, comme un sac de grain.
Le toit et les poutres restreignaient les mouvements de Cendres. Elle enfonça sa hache manche en avant à côté d’Euen tandis que celui-ci recouvrait son équilibre. Elle crocha l’éperon arrondi de la lame derrière le genou du deuxième homme. Calant ses deux pieds, elle tira avec vigueur.
Le bord affilé de la guisarme força vers l’avant le genou de l’homme, qui ouvrit la bouche pour hurler tandis que le tranchant lui sectionnait le tendon. Il s’écroula sur le dos, s’effondrant contre le mur de façade de la bretèche. Euen Huw frappa de la pointe de l’épée, vers le haut entre les jambes, sous le haubert, à l’aine.
Le premier homme s’évertua à se redresser sur un genou, l’autre jambe étendue selon un angle tordu. Trop près. Cendres lâcha sa hache, tira de la main droite son poignard du fourreau et se jeta sur le dos de l’homme, tandis qu’il se redressait avec effort de sa posture à quatre pattes.
De son avant-bras, elle entoura le casque, lui tordit la tête et abattit la lame dans l’orbite, droit dans le cerveau.
En dépit du casque, du sang, du hurlement et de la défiguration qu’elle avait infligée, elle eut le temps de reconnaître l’homme. Bartolomey St John, le second de Joscelyn – je le connais !
Le connaissais.
Ne s’étaient écoulées qu’une seconde ou deux. Anselm beugla quelque chose ; deux ou trois douzaines d’hommes en livrée au Lion passèrent en masse du rempart à l’intérieur de la bretèche, manipulant entre eux avec précaution des marmites en fer suspendues sur des manches de hallebardes. Les deux premiers renversèrent leurs chaudrons, et de la vapeur chuinta en une brume blanche. L’eau bouillante se répandait aussi bien par les mâchicoulis que par le plancher. D’autres hommes, Henri Brant et Wat Rodway, soulevèrent à eux deux un chaudron et, riant sous les clameurs, versèrent du sable brûlant par l’orifice voisin…
Un mètre sous les pieds de Cendres, des hommes s’exclamèrent, hurlèrent ; on entendit le fracas caractéristique d’une échelle de siège qui cédait sous le poids des hommes saisis de panique, des cris qui allèrent en s’éloignant, des corps qui s’abattaient dans l’air lumineux.
« Putain, patronne, c’est pas passé loin ! » mugit Euen, la bouche contre l’oreille de Cendres, la main tendue distraitement pour l’aider à se remettre debout.
Elle empoigna la hache de sa main libre, la tirant pour la dégager de sous le cadavre de Bartolomey St John. Elle avait, s’aperçut-elle, les mains qui tremblaient ; de la même trépidation irrépressible que l’on ressent lorsqu’on est gravement blessé. Mais rien ne m’a touchée : ce sang n’est pas le mien !
Elle leva la tête, ne vit pas Anselm, mais elle l’entendait, avec ses sergents, lancer des ordres, sur les remparts… Il a réussi, on tient le coup !
« Euen, envoie un messager ! Au châtelet[48], immédiatement. Qu’est-ce qu’ils foutent, les Bourguignons, là-bas ? On a besoin d’un tir de couverture ! Ils n’ont absolument pas à laisser ces types approcher du pied de cette muraille ! »
Un des écuyers d’Euen détala vers le bas de la bretèche, rejoignit les remparts et disparut en direction de la plus proche tour. Est-ce qu’on peut encore couvrir l’espace qui sépare le châtelet de la Tour blanche ?
Cendres baissa la tête et sortit des hourds pour regagner les remparts. On ne voyait que le dos des hommes, à présent ; une centaine, environ, ici, en majorité des livrées au Lion, azur et jaune ; quelques croix rouges de Bourguignons. Plus loin, à l’endroit où les bretèches avaient pris feu et où on les avait abattues pour cette raison, elle vit des épées, des haches, des hommes crochant leurs guisarmes sur le sommet d’échelles – pas le temps d’être subtil : on les tirait avec vigueur en position contre les remparts et on déversait tout ce qui était disponible sur les échelles de siège au-dessous.
Robert Anselm arriva au pas de course dans un fracas d’armure, le souffle court. « J’ai envoyé ma lance au châtelet pour réveiller un peu les troupes à missiles bourguignonnes, à coups de pied au cul !
— Parfait ! Ici, on les a repoussés, Roberto ! »
Un objet lumineux et brûlant tomba du ciel, avec un chuintement de flammes attisées par le vent.
Sa puanteur avertit Cendres.
« Du feu grégeois ! »
Oh, misère de Dieu, ils vont bel et bien faire feu sur leurs propres hommes, si ça peut leur permettre de nous avoir par la même occasion ; ils s’en foutent !
Elle se rejeta en arrière sur le rempart, vers l’intérieur du mur, halant Anselm à sa suite et hurlant des ordres : « Reculez ! Dégagez des remparts ! Écartez-vous des remparts ! »
Le feu frappa, en projetant des gerbes.
En une seconde, les bretèches les plus proches s’embrasèrent. Cendres vit l’ardent liquide gras éclabousser et se répandre. Une voix aiguë hurla. Inutile de faire venir de l’eau…
« Détachez les bretèches ! » ordonna-t-elle, levant et abattant sa hache, taillant dans les madriers de soutènement. Au bout de quelques secondes, elle recula tandis que les hommes de trois nouvelles lances prenaient le relais.
Une silhouette hurlait et se roulait sur un rempart de pierre, dans le feu grégeois qui s’accrochait, avec une puanteur de brûlé qui se dégageait de la peau noircie. Cendres reconnut le haut-de-chausses rouge et le jaque matelassé brun, les cheveux frisés sous l’acier en fusion de sa salade : Ludmilla Rostovnaya, la moitié du torse et un bras nappés d’un ardent feu gélatineux.
« Thomas Tydder ! » cria Anselm.
Le jeune homme et le reste de son piquet d’incendie se précipitèrent sur la courtine, pour jeter des seaux de sable sur la femme hurlante, et racler pour la débarrasser de la substance. Cendres vit leurs mains virer au rouge durant l’opération.
« Écartez-vous ! » Floria del Guiz la dépassa en courant avec une équipe de brancardiers.
La bretèche grinça, s’inclina, se détacha avec un déplacement d’air. Le bois enflammé bascula dans le vide.
Cendres avança jusqu’au mur. Au-dessous, elle vit des échelles de siège se renverser, des hommes qui tombaient en poussant des cris ; des corps, par vingt ou trente, s’abattirent sur le sol accidenté au pied des remparts de la ville. Des esclaves wisigoths – sans armure, ni armes – couraient sur l’escarpement, pour s’approcher, soulever et porter des hommes aux membres brisés.
Sous les yeux de Cendres, un esclave aux cheveux clairs tomba, percé par un carreau d’arbalète. À quelques mètres de là, un soldat arborant le Croissant de lune s’agenouilla auprès d’un autre fantassin qui se tordait, les reins brisés, afin de lui porter le coup de grâce avec une dague, avant de poursuivre sa course, en abandonnant l’esclave, agité de spasmes et de convulsions, toujours vivant.
Cendres leva les yeux vers le châtelet. Archers et arbalétriers affluèrent aux meurtrières et aux archères, certains archers gallois tirant avec témérité par-dessus les merlons.
Un nouveau projectile de feu grégeois frappa, plus loin sur le rempart.
Dans son essoufflement, Cendres marmonna : « Mais allez-y donc ! Éliminez-moi cet engin ! »
Elle agrippa les rebords du parapet et regarda depuis le haut des murs. Sous le soleil pâle, quatre membres sculptés de pierre tournante brillaient de blanc, dans la lumière de novembre. Quatre cuillers de marbre sculpté au bout de verges de pierre, comme les cuillers d’un mangonneau, tournoyaient autour d’un moyeu de pierre. Il n’y avait aucun soldat ni esclave susceptibles de tendre l’engin à moins de plusieurs mètres. Cendres l’observa qui se mouvait par lui-même, comme un golem.
Des éclats de pierre en fusèrent, sous une grêle de carreaux d’arbalète.
Une voix haut perchée venue du châtelet s’exclama : « Dans ta gueule ! »
Sous les yeux de Cendres, les roues cerclées de bronze de son affût commencèrent à tourner, et l’engin s’écarta des remparts pour regagner le camp wisigoth afin de recharger. Des langues de feu bleu brûlaient toujours dans les cuillers terminant chacun des quatre bras.
« On tient bon ! lança Cendres à Anselm.
— Oui, mais c’est tout juste ! » Ordonnant aux sergents de revenir sur le rempart, Robert Anselm s’interrompit pour ajouter : « Ils font donner du bélier contre la porte principale ! Tout ceci est une simple diversion !
— Ouais, je m’en serais doutée ! » Cendres s’essuya la bouche avec la main et la ramena couverte de sang. « Ils tiennent le coup, à la porte ?
— Jusqu’ici, oui ! »
Le souffle court, Cendres ne fut capable que d’un hochement de tête.
« Les enfoirés ! » Robert Anselm plissa les paupières pour regarder dans la lumière. « Les revoilà qui arrivent. Des auxiliaires et des mercenaires, encore une fois. Attends qu’ils passent vraiment aux choses sérieuses. »
Constatant pour l’heure que sa poitrine forçait pour aspirer de l’air, Cendres consacra une seconde à observer le camp ennemi, dans la distance. Trois ou quatre cents hommes se massaient en préparation de l’assaut. « Pas d’aigles ! »
Robert Anselm abaissa sa salade, pour se protéger du soleil qui mettait en relief la crasse et le début de barbe sur son visage. « Pas encore ! »
Un nouvel engin de pierre s’avança hors de l’immense ville improvisée que formait le camp wisigoth. Cendres regarda. Les cuillers étaient chargées : des pots d’argile fragile aux mèches déjà allumées, ondoyant de chaleur.
« Regarde-moi ça ! Ils ne soutiennent pas leur engin. Robert, fais envoyer quelqu’un auprès de La Marche, dis-lui d’exécuter une sortie et d’éliminer ces foutues machines ! Dis-lui que, s’il ne s’en charge pas, nous nous en occuperons avec plaisir ! » Tandis qu’Anselm faisait signe à un messager, Cendres plissa les paupières pour ne pas être éblouie. En dessous, le terrain au pied des murailles était jonché de cadavres, déjà, au bout de ce qui devait être les quinze premières minutes de combat. Les douves étaient combles de corps qui remuaient faiblement ou gisaient immobiles, brisés, saignant sur les fagots, la boue et les pierres fracassées.
Deux ou trois chevaux sans cavalier divaguaient. Des charrois couverts de pavois, tirés par des esclaves, entreprirent de récupérer les blessés ennemis.
Et ce n’était même pas un assaut. Une feinte. Simplement pour pouvoir mettre en place le bélier ou les sapes à la porte nord-ouest.
Il ne s’agit pas de ce qu’on peut voir, mais de ce qu’on ne voit pas.
Sur cette pensée, et presque en même temps que Cendres la formulait, une grande section de la muraille à cinq cents mètres sur sa droite, au-delà de la Tour blanche à l’est, commença d’abord à se soulever légèrement, avant de se tasser de vingt ou vingt-cinq centimètres.
Un vent chaud la souffleta et le rugissement d’un tonnerre sourd secoua les dalles sous ses pieds.
« Saloperies de sapes ! » Thomas Rochester se força un passage à travers le groupe d’état-major pour la rejoindre. « Ils en avaient une autre, de leurs putains de sapes ! »
Le tintement aigrelet et douloureux dans les oreilles de Cendres commença un peu à s’atténuer.
Euen Huw s’écria : « Je croyais qu’on était supposés se charger des contre-sapes ! »
Maintenant, visiblement en réponse à ce signal, une grande quantité d’hommes avançaient au pas de course depuis les lignes wisigothes, des dizaines d’échelles de siège brandies au-dessus de leurs têtes. Cendres entendit Katherine Hammell, la compagne de lance de Ludmilla Rostovnaya, hurler d’une voix perçante : « Bandez vos arcs ! Tirez ! » et des centaines de flèches fusèrent dans les airs en un noir et vrombissant essaim, tirées par les archers du Lion à la cadence de douze par minute, pour disparaître dans la masse des hommes, sans qu’il soit possible de distinguer le moindre coup au but.
« Ils ont foiré leur coup ! » Cendres claqua vigoureusement sa paume contre l’épaule de Rochester et sourit à Euen Huw. « Ils n’ont pas abattu le rempart, bordel ! Tu as dû voir juste, pour la contre-sape ! »
Elle fixa le point où la muraille s’affaissait, désormais, et les remparts périlleux qui la coiffaient. Des bretèches fumaient.
Des Bourguignons aux jaques ornés de croix de Saint-André rouges émergeaient lentement des décombres, certains devant être portés.
Ils n’ont peut-être pas fait tomber le rempart, mais ça va constituer un sacré point faible, désormais.
« On va devoir tenir le rempart à leur place, le temps qu’ils se réorganisent ! Un homme sur deux ! Robert, Euen, Rochester : sur moi ! »
Sans se préoccuper des risques d’effondrement de la muraille, elle courut avec légèreté jusqu’à la partie endommagée du rempart, la compagnie traversant en masse la Tour blanche à sa suite. Martelant avec rapidité ses ordres, Cendres vit les sommets des échelles de siège apparaître, et des combats corps à corps éclater le long du parapet. Quatre cents attaquants, une ligne de bataille profonde de trois ou quatre hommes, par endroits ; les chapels de guerre qui luisaient au soleil, les fers pointus des guisarmes qui soulevaient un fin brouillard rouge. En arrière, sur la courtine, les troupes bourguignonnes se regroupèrent.
« Ils ont foiré leur coup ! », cria Cendres à Robert Anselm, par-dessus les hurlements, le beuglement rauque de : « Au Lion ! Au Lion ! » et le fracas des orgues à feu descendues de l’autre extrémité de la muraille. Elle vit des hommes d’armes, le soleil se reflétant sur leurs chapels, faisant passer des perches à crochets, repoussant les échelles de siège des murailles, et plus d’une lance ramassait les fragments brisés des missiles expédiés par les mangonneaux et les trébuchets, et renvoyaient les masses de pierre en les laissant choir du haut des remparts.
Sur les hommes au-dessous.
« La muraille ne s’est pas écroulée devant eux ! beugla Robert Anselm. Ils n’ont nulle part où aller ! »
Antonio Angelotti, arrivé avec de nouvelles orgues à feu, arborait des yeux qui étaient la seule trace de blanc dans son visage noirci. Il lança à Cendres : « Nous avons forcément contrecarré une partie de leurs mines ! Sinon, tout ce pan de muraille se serait effondré !
— On aura au moins fait quelque chose de bien… espérons que La Marche sera capable de tenir cette putain de porte ! »
Le temps parut long – il ne le fut pas, sans doute une quinzaine de minutes à peine – avant que Cendres ne voie plus sur les remparts que le dos de ses propres hommes, qui ignoraient toutes les blessures, toujours soutenus par l’adrénaline, penchés par-dessus les remparts pour hurler leur mépris brutal et violent aux mourants en dessous. Un coutilier monta sur les crénelages, le rabat de sa braguette délacé, pour uriner du haut de la muraille. Deux de ses compagnons empoignaient par les chevilles et les poignets des Wisigoths morts et dépouillés, pour les projeter par les créneaux.
Elle ne recommença à respirer que lorsque les ingénieurs de combat bourguignons eurent consolidé la section effondrée du mur avec des madriers de douze mètres épais comme un bras d’homme, soutenus par des étais de bois ; et que l’assaut contre la porte nord-ouest se fut changé en déroute, sous le feu des missiles, les hommes regagnant en courant les palissades en bois du camp wisigoth, le bélier-golem abandonné et enlisé jusque par-dessus les essieux, dans la boue.
« Et merde… »
Se tenant en compagnie de son groupe d’état-major, elle procéda à une évaluation du mur tassé devant elle, presque sans y réfléchir : des merlons brisés, comme des chicots déchiquetés ; les hommes d’armes s’écartant des remparts tandis que les sergents les faisaient se retirer pour laisser la place aux soldats armés de traits à poudre.
Quand ils reviendront, c’est par ici qu’ils arriveront.
« Est-ce qu’on peut les faire tous se retirer ? » demanda Angelotti. Il semblait inconscient du sang qui gouttait des doigts de sa main gauche sur la pierre. « Mes gars aussi ?
— Ouais. Inutile de gaspiller des munitions. »
Le regard de Cendres parcourut le parapet sur toute sa longueur. Un arbalétrier pesait vigoureusement du pied sur l’étrier de son arme, actionnant la manivelle, mais sans trop de précipitation, désormais. Une artilleuse portant plastron et chapel était agenouillée, penchée en avant, son arquebuse appuyée sur le bord des créneaux. Sous les yeux de Cendres, sa compagne de lance amena une allumette lente contre la lumière de l’arme puis l’enfonça dans un baquet de sable, sans se soucier du fracas du tir.
L’artilleuse, qui baissa la tête pour recharger et laissa paraître son visage, était Marguerite Schmidt.
« Arrêtez de gaspiller les munitions, bordel ! » beugla le sergent d’Angelotti, Giovanni Petro, au moment où Cendres ouvrait la bouche pour donner l’ordre. « Ne tirez pas quand ils fuient. Attendez que ces salauds de Flamands reviennent – avec tous leurs petits copains wisigoths ! »
Il y eut un bruissement de rires le long du mur. Cendres, en s’approchant du rebord pour se pencher au-dessus du vide, croisa les regards de ses hommes : la plupart d’entre eux étaient en proie à cette exaltation qui suit immédiatement une action, et qui n’est rien d’autre que la joie d’avoir survécu. Un ou deux coutiliers tapotaient des cadavres aux livrées visiblement européennes, avec des expressions dures.
Consciente du ravissement électrique résultant de sa propre survie – une joie féroce qui aurait souhaité voir tous les hommes de l’armée wisigothe estropiés et baignant dans leur sang –, elle se pencha et contempla la terre innocente devant la ville. La scruta de nouveau, à la recherche de mouvement, ne vit rien.
« Ils doivent avoir été contrés ; s’ils avaient réussi à faire exploser tous leurs pétards, ils auraient éventré cette muraille. »
Sans prendre vraiment conscience de son emploi des pronoms, elle songea : Nous avons failli perdre Dijon en un seul assaut !
Le soleil de midi fit clignoter des étincelles sur le sol. Elle comprit au bout d’une seconde qu’elle voyait les chardons[49] jetés par les défenseurs.
« Du feu grégeois, aussi. Ils se prennent pour des durs à cuire, grommela Anselm avec cynisme. Qu’est-ce qu’ils ont à être pressés comme ça ? »
Cendres lui adressa un sourire essoufflé, dur comme un diamant.
« Ne t’énerve pas tant, Roberto. Ils reviendront.
— Tu crois ?
— Elle est pressée d’entrer ici. Je ne sais pas pourquoi. Tout ce qu’elle a à faire, c’est d’attendre en laissant la famine agir pour elle. Bon Dieu, elle a même fait feu sur ses propres hommes ! » Ses muscles du visage étaient douloureux, et elle comprit que son sourire s’était effacé. Presque négligemment, elle ajouta : « Dickon est mort… Dickon Stour. »
Le regard de Roberto disait qu’il n’ignorait pas les autres pertes ; néanmoins, il y eut un profond dégoût dans sa voix : « Ah, bordel. Pauvre couillon. »
Cendres s’affaira aux tâches nécessaires : déblayer, veiller au rassemblement de ses soldats et à leur retour vers leurs quartiers. Des groupes d’hommes portaient entre eux de lourdes couvertures, imbibées de sang. Dickon Stour, ses deux assistants et sept autres morts. Et Ludmilla n’était pas la seule à avoir survécu en hurlant au feu grégeois. Pour ce qui était de la liste des blessés, Cendres ne l’apprendrait pas avant un moment, supposa-t-elle, par Florian.
Un étranger l’intercepta tandis qu’elle descendait enfin du rempart : un chevalier de Bourgogne qui arrivait à cheval vers elle et son groupe d’état-major dans la rue et qui l’arrêta alors qu’elle enjambait le caniveau central, encore semi-liquide d’excréments, même par ce temps rigoureux.
« Damoiselle capitaine…
— Capitaine, seulement !
— … le duc vous envoie un message. »
Cendres, tous les muscles douloureux et souhaitant avant tout bénéficier du baume de Floria contre les ecchymoses, avant d’avaler une bière brune et de la potée, lui jeta un regard las. « Je suis aux ordres du duc.
— Il m’a dit que vous aviez une tâche plus pressante que la défense des remparts, lui dit le chevalier, et il vous demande quand vous l’entreprendrez. »
Cette journée de novembre expira dans un crépuscule gris, une heure ou davantage avant les vêpres. Des blessés, tous survécurent jusque-là. Les auberges qui se trouvaient dans un rayon de cinq cents mètres autour de la tour de la compagnie se retrouvèrent bondées d’hommes d’armes mercenaires se pochardant bruyamment. En rentrant à cheval à travers les rues, Cendres estima sage de ne pas voir, officiellement, les rixes et les rencontres sexuelles qui pouvaient se dérouler en pleine rue, sage de laisser ab Morgan empêcher que tout cela ne tourne au meurtre et au viol.
L’étage supérieur de la tour de la compagnie ayant été réorganisé pour accueillir l’armurerie, les coffres de guerre et les possessions personnelles de Cendres, tout était désormais entassé plus ou moins en ordre sur le sol dégagé et jonché de roseaux. Elle croisa les hommes en armes à l’entrée et les salua d’un signe de tête.
Elle jeta une poignée de croquis sur la table pliante, devant Robert Anselm. « Tiens.
— Tu as fait le tour complet des remparts.
— Deux fois. » Cendres s’approcha d’un brasero, défit ses boucles et retira ses gantelets. Un page – un parmi la demi-douzaine fraîchement recrutée dans le train des bagages – accourut pour les lui prendre. Elle souffla, sourit, en battant de ses mains glacées. « Euen Huw est reparti dans ses sempiternelles jérémiades. Il m’a dit : T’épuises mes gars avant même que les enturbannés aient le temps d’arriver… »
Son imitation parfaite fit rire Robert Anselm.
« J’ai dû croiser six des messagers du duc là-haut sur les murailles, depuis nones[50] », ajouta-t-il, en déchiffrant, non pas le visage de Cendres, mais les lignes et les points grossiers dessinés au charbon qui représentaient les positions de l’ennemi devant les murailles. « Est-ce que par hasard l’un d’entre eux aurait découvert la portion de rempart que tu occupais ?
— Christ Vert ! On est à peine entrés dans cette foutue ville ce matin ! Et on a dû se battre. Le bonhomme ne pourrait pas m’accorder quelques heures ? Je ferai ça quand je serai prête… » Cendres se redressa en entendant des bruits de pas et les voix étouffées des gardes. Pas de : Qui va là ? La porte s’ouvrit.
Floria del Guiz entra, le teint animé, ses cheveux en désordre. Elle se débarrassa de son manteau en venant à grands pas rejoindre Cendres près du brasero.
« Bon Dieu, ce que je peux apprécier une bonne engueulade ! » Elle avait les yeux qui pétillaient et l’expression dure. « Un échange sain et franc de points de vue professionnels, devrais-je dire. »
Robert Anselm déposa les cartes. « Tu as discuté avec les docteurs, au palais, c’est ça ?
— Des tripoteurs de sangsues, des demeurés ! »
Cendres, dont les doigts et les joues étaient envahis de fourmillements par la chaleur qui revenait, demanda : « Alors. Dis moi. Comment va le duc ? »
L’expression de Floria se départit de son irritation. Elle fit signe au page chargé du service de couper d’un surcroît d’eau le gobelet de vin qu’il lui tendait. « Tu as confiance en cet homme. Je le vois bien. C’est nouveau chez toi.
— Vraiment ? » Cendres s’interrompit pour demander à un autre page, une fillette près de l’âtre, de faire chauffer le vin. « Ouais. Il m’a promis une nouvelle tentative contre Carthage. C’est en ça que j’ai confiance. Il est concerné, c’est une question de survie, et le bonhomme sait se servir d’une armée. Alors : quel est le pronostic ? Quand sera-t-il à nouveau sur pied ? Est-ce vraiment la blessure qu’il a reçue à Auxonne ?
— C’est de ça que je discutais. Ha ! Cendres, tu sais ? C’est le nom de cette compagnie qui m’a permis d’accéder à sa personne. Une femme docteure. » Floria alla à la fenêtre en meurtrière, scruta la pénombre, et reposa la hanche sur le rebord. Ses mains décrivaient des formes de corps dans les airs. « Ses chirurgiens m’ont finalement autorisée à voir sa blessure… dans le milieu du dos. Une lance, je dirais.
— Merde ! »
Le regard vert de Floria nota brièvement la grimace de sympathie qui émanait de Cendres. Elle indiqua Anselm du doigt : « Debout ! »
Tandis que le gaillard se levait, elle traversa la salle et lui saisit le bras gauche, le soulevant en l’écartant du corps. Robert la considéra avec gravité. La chirurgienne tapa contre son armure, sous le bras gauche.
« À ce que je peux en voir, un coup de lance ici… de l’avant ou de côté, dans le flanc gauche du duc.
— Elle aurait dû déraper. C’est à ça que servent les surfaces déflectrices de l’armure. » Cendres vint à l’endroit où Anselm conservait avec obligeance son immobilité. Elle posa les doigts sur la jointure entre plastron et dossière. « À moins que la lance n’ait tapé sur une des charnières, ici. Ça lui aurait permis d’accrocher.
— J’ai pu également examiner l’armure du duc. Elle a éclaté et s’est ouverte. »
Anselm, sans remuer sinon pour essayer de regarder par-dessus son épaule, émit une hypothèse : « Une lance frappe dur. S’accroche. Fait sauter les charnières, parfois. Le fer de lance pénétrerait.
— Elle pourrait glisser à la périphérie, à l’intérieur de la dossière. » Cendres jeta un coup d’œil interrogatif à la chirurgienne. « La lance s’est déformée, peut-être ? S’est cassée dans la blessure ?
— J’ai bien entendu dire que c’était une lance, reconnut Anselm. Quelqu’un a raconté que La Marche avait coupé la hampe de la lance avec son épée, presque aussitôt après qu’elle a frappé.
— Putain.
— Ça vaut mieux qu’un coup direct. Il serait mort en quelques minutes. »
Floria agita les mains. « C’est de ça que je débattais avec les médecins du duc ! Je crois que ce n’est pas la lance qui l’a blessé… c’est son armure. »
Le page approcha avec des gobelets de bois, servant d’abord Cendres, puis Anselm – qui mit un terme à l’immobilité qu’il s’imposait – et enfin la chirurgienne, avant que la gamine ne retourne se blottir dans l’âtre couvert de toiles d’araignées et de suie avec le reste des enfants. De la fumée s’engouffra dans la pièce, avec un changement de vent.
« Des fragments de sa propre armure sont restés à l’intérieur de la blessure du duc. J’ai examiné la cuirasse. Les couches dures extérieures se sont brisées, et le fer tendre, au-dessous, s’est rompu. » Floria posa sa main libre sur la taille d’Anselm, dans le dos, au-dessus du faucre. Cendres nota qu’il ne frémissait pas.
La chirurgienne poursuivit : « Il y a deux organes en forme de haricot, qui se situent sous la chair, à cet endroit. L’un est broyé ; nous pensons que l’autre contient des éclats d’acier.
— Oh, bordel », commenta Cendres d’une voix blanche. Elle s’ébroua pour recouvrer sa concentration. « Alors, comment se porte-t-il ?
— Oh, il est en train de mourir ; sur ce point, tout le monde est d’accord. »
« De mourir ? »
Le professionnalisme impassible du regard de Floria changea quand elle prit conscience du regard horrifié que lui lançait Cendres. La femme échevelée joignit ses longs doigts.
« Ses chirurgiens débattaient pour savoir s’ils devaient l’entailler. Ils ne le feront pas. Ça ne le sauvera pas, s’ils le font. Mais ça ne lui fera guère de mal non plus… Tu l’as vu. Tu as discuté avec lui. Il est resté en vie trois mois, il n’a plus que la peau sur les os. Il ne mange rien. Il ne tient que par sa seule volonté. Je lui donne une semaine ou deux au maximum. »
Anselm grommela : « Qui est son héritier ? »
Automatiquement, abasourdie, Cendres répondit : « Marguerite de Bourgogne, si elle vainc à Bruges ; La Marche, par défaut.
— La défense perdra tout son cœur.
— En train de mourir », répéta Cendres, en ignorant Anselm. « Bon sang du Christ. Deux semaines ? Florian, tu en es absolument sûre ? »
Floria del Guiz parla avec une rapidité cassante. « Bien entendu que j’en suis sûre. J’ai vu des gars tailladés de toutes les façons imaginables. Sauf miracle, il est bon pour les chiens. »
Anselm vida sa coupe et s’essuya la bouche. « Va falloir compter sur les prêtres, dans ce cas.
— Les prières de ses prêtres ne reçoivent pas de réponse. Je vois ça avec nos hommes, ici, répondit Floria. L’air insalubre des rivières, peut-être. Ils guérissent mal.
— Qui sait la gravité de la situation ? »
Floria regarda Cendres. « Avec certitude ? Lui, ses médecins, nous trois, à présent. La Marche. Les sœurs, je suppose. Les rumeurs ? Qui peut savoir ? »
Cendres prit conscience qu’elle se mordait les articulations des phalanges en percevant le goût salé de la transpiration et les bleus douloureux des coups qui n’avaient porté que sur les gantelets.
« Ça change tout. S’il meurt… Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit ? Christ Vert… Je me demande s’il pourra donner l’ordre à une force de partir en Afrique avant de… » Cendres s’interrompit. « En train de mourir. Florian, tu sais à quoi j’ai pensé, quand tu as dit ça ? Au moins, je n’aurai pas à parler aux Machines sauvages, maintenant. Toute la journée, j’ai évité de le faire. Et je n’y serai pas obligée. Une fois Charles mort, les Wisigoths vont déferler sur les murailles, là dehors !
— On saura alors si tes machines-démons sont de simples voix », déclara Anselm, pragmatique. « Rien que des pets dans le vent. On découvrira de quoi elles sont vraiment capables. »
Floria fit mine de toucher le bras de Cendres et se retint. « Tu ne peux pas rester perpétuellement dans la peur. »
Facile à dire, pour toi.
Avec brusquerie, Cendres demanda : « Réveille-moi dans une heure, Robert. Je vais dormir avant que la nourriture arrive. »
Elle eut conscience des regards qu’ils échangeaient, mais les ignora. La chambre se refroidit tandis que l’obscurité tombait. Du bruit montait d’en bas, car la salle principale se remplissait. Elle écouta les gardes en train de patrouiller dans les couloirs d’accès qui couraient dans les six mètres d’épaisseur des murs et les pages qui jacassaient en la dévêtant pour la laisser en chemise et l’aidaient à enfiler sa robe de chambre. Tout cela sans prendre note de grand-chose, à part la sensation de choc qui lui glaçait le corps. Elle s’étendit sur son lit coffre devant l’âtre, en songeant : En train de mourir ? Elle ne peut pas en être sûre. Dieu seul connaît l’heure dernière d’un homme…
Mais elle a eu raison par le passé, pour la plupart des blessés de ma compagnie.
Merde.
Les flammes léchaient les bûches humides et fumantes, calcinant l’écorce qu’elles consumaient. Le cœur du bois se réduisait en cendres, qui conservèrent encore le dessin du grain jusqu’à ce qu’un courant d’air venu de la cheminée le dérange, libérant une gerbe d’étincelles. La fumée piquait les yeux de Cendres. Elle les essuya à plusieurs reprises.
Mais de quoi est-ce que je m’inquiète ? Ce ne sera jamais qu’un employeur de plus qui ne s’en tirera pas. Si je peux obtenir de lui la formation d’une force d’intervention pour aller de Flandres en Afrique du Nord… nous n’avons pas assez de temps.
Maintenant que j’y réfléchis, je me demande oh est John de Vere, en ce moment précis ? Oxford, j’aimerais que vous soyez ici ; on aurait l’emploi de tous les hommes talentueux possibles.
Mais, pour être honnête, j’apprécierais autant votre compagnie que vos talents.
Les douleurs du combat s’apaisèrent, maintenant qu’elle était étendue sur le lit, à se frictionner une épaule dont elle avait trop exigé et à se demander à quel moment des combats, exactement, lui étaient venues ces bleuissures sur les mains. Avec une aisance née de l’habitude, elle se prépara à dormir.
Alors qu’elle était aux lisières de l’inconscience, le courant d’air glacé d’une des fenêtres se changea en âpre bourrasque, et ses yeux virent la blancheur de la neige et la lumière d’un ciel bleu.
Elle eut le sentiment d’une forêt, et l’impression d’être à genoux dans la neige. Devant elle, claire jusqu’à la dernière soie blanche de son épais pelage d’hiver et sa crête dorsale gris-brun, une laie gisait sur le flanc. La terre était labourée par les ruades des sabots de la bête.
Cendres contempla le ventre gros de l’animal, les tétines visibles dans le poil épais, et la croupe tournée dans sa direction. Sans aucun avertissement, la laie se tordit, cambra et fléchit le dos et souleva la patte. Une masse bleu-rouge émergea à demi de son corps, en une poussée.
Pas ici songea Cendres. Pas dans la neige !
Le corps affalé de la laie, avec sa crête sur le dos, ondoya. La masse fumante s’expulsa de son vagin, le long groin aveugle d’abord, suivi par le corps en poire, en un seul élan, pour tomber dans la neige nauséabonde. Du mucus couvrait le corps du marcassin. L’animal eut quelques soubresauts, dans la neige, agita ses pattes humides, son museau se tournant à l’aveuglette pour chercher la tétine de la laie. Celle-ci grogna, renâcla. Cendres la vit commencer à se déplacer, comme si elle voulait se lever.
« Non… » Sa voix pâteuse, quand elle parla, faillit la ramener au lit et à la chambre haute encombrée, mais elle laissa délibérément cette impulsion passer.
Ainsi qu’on le fait dans les rêves, elle s’évertua à avancer dans une atmosphère épaisse comme du miel. La lumière scintillait sur chaque flocon de neige. Cendres referma les mains sur le marcassin nouveau-né, ses doigts glissant sur le mucus et les humeurs, et elle poussa la créature vers le ventre de sa mère.
Avec une promptitude de serpent, les mâchoires de la laie claquèrent.
Cendres retira vivement ses mains nues.
Maintenant qu’elle avait le groin quasiment appuyé contre lui, la laie parut remarquer la présence du marcassin. Sa mâchoire s’inclina. Elle mâcha le cordon ombilical blanc. Sa tête retomba mollement en avant. Elle ne porta pas plus attention à la créature nouveau-née, ne la lécha pas ; mais à présent, le marcassin avait le museau fermement assuré dans la fourrure du ventre de sa mère, fixé sur une tétine.
« Pas dans la neige, marmonna douloureusement Cendres. Il ne peut pas survivre.
— On a vu des choses plus étranges. Deo gratias.
— Godfrey ?
— Il n’est pas facile de te joindre ! »
Le pas lourd de Robert Anselm fit trembler les lattes du plancher près de la tête de Cendres, tandis qu’il passait près d’elle pour aller chercher le vin chaud posé près de l’âtre. Elle roula sur elle-même, s’écartant de lui, les yeux ouverts. D’une voix assourdie sous sa robe de chambre et les fourrures du lit, elle chuchota : « Seulement quand je ne le souhaite pas. Tu pourrais être un démon. Alors, dis-moi une chose que toi seul peux savoir. Tout de suite !
— À Milan, lorsque tu étais en apprentissage chez l’armurier, tu dormais sous l’établi de ton maître, tu n’avais pas le droit d’entrer dans une auberge, pas le droit de te marier sans sa permission. Je te rendais visite. Tu disais que tu voulais diriger une affaire de vente d’armes.
— Oh, bon Dieu, oui ! Je m’en souviens, à présent…
— Tu avais onze ans, pour autant qu’on ait pu l’établir. Tu m’as confié que tu en avais assez de fendre le crâne des garçons apprentis. Je crois que c’était avec le balai qui te servait pour le ménage. » La voix dans la tête de Cendres se colora d’amusement.
« Godfrey, tu es mort. Je t’ai vu. J’ai mis les doigts dans ta blessure.
— Oui. Je me souviens d’être mort.
— Où es-tu ?
— Nulle part. Dans les tourments ; en Purgatoire.
— Godfrey… Qu’est-ce que tu es ? »
Faites qu’il dise « une âme », songea-t-elle. Ses ongles s’enfonçaient cruellement dans ses paumes. La vie de la compagnie continuait autour d’elle – elle entendait la voix d’Angelotti, en ce moment, dans la haute chambre, et Thomas Rochester, et Ludmilla Rostovnaya qui se plaignait bruyamment de ses brûlures, bandées et ointes de graisse d’oie. Sous couvert du brouhaha, elle chuchota à nouveau :
« Qu’est-ce que tu es, à présent ?
— Un messager.
— Un messager ?
— Ici, dans le noir, je continue à prier. Et des réponses me viennent. Il y a des réponses pour toi, mon enfant. J’ai essayé de te parler, de te confier ces messages. Tu ne te détends jamais, sinon aux confins du sommeil. »
Le duvet frémit sur la nuque de Cendres. Bien qu’elle soit étendue, son corps se crispa dans la vigilance réservée à une attaque imminente.
Cendres a le souvenir fugace, en mosaïque, d’une centaine d’escarmouches, une centaine de batailles livrées et la même voix, toujours claire dans sa tête : Tactique suggérée ceci, tactique suggérée cela, attaquez, battez en retraite. Le Golem de pierre : la machina rei militaris. C’est cette même voix qu’elle entend à présent – et pourtant, désormais, une autre présence l’illumine, la transforme totalement.
« C’est toi », dit-elle. De l’eau monta à ses yeux et elle l’ignora. « Ce qu’il se passe, démon ou miracle, je m’en fiche, mais je vais te récupérer, Godfrey.
— Je ne suis pas l’homme que tu as connu.
— Je me fous que tu ne sois pas un saint, ni un esprit, non plus. Tu reviendras parmi nous. » Cendres se couvrit le visage de ses mains, sous les couvertures et les fourrures ; elle sentit son souffle chaud contre la froideur de sa peau. « Sais-tu que tu me parles du lieu où me parle le Golem de pierre ? Godfrey… Et est-ce que tu peux l’entendre, aussi ?
— Une voix parle en moi, parle de guerre. J’ai pensé, depuis que je suis devenu… ceci… qu’une telle voix devait être ta machina rei militaris. J’ai essayé à travers elle de parler aux hommes de Carthage, mais ils croient que mes paroles ne sont que des erreurs. »
Elle se découvrit le visage, juste pour voir, maintenant que l’on allumait les chandelles, qu’elle reposait sur un lit au sein de sa compagnie, et non dans une forêt couverte de neige, ni dans une cellule, à Carthage. La lumière jaune envahit sa vision ; elle eut chaud, puis froid.
« Ma sœur ? Est-ce qu’elle veut te parler, elle ?
— Pas à moi. J’ai essayé. Et elle ne veut même plus parler à la machina rei militaris, à présent.
— Vraiment ? »
Est-ce depuis que j’ai discuté avec elle, hier au soir ? Merde ! Si c’est…
« Oh, bon Dieu ! s’exclama dévotement Cendres. Si c’est vrai, alors elle ne devait pas l’avoir employée lorsqu’elle a attaqué le rempart…
— Quel rempart ? »
Secouant la tête avec véhémence, Cendres chuchota : « Peu importe ! Pas maintenant ! Merde, si la décision venait d’elle… tirer sur ses propres hommes… C’était de sa part faire preuve d’un jugement de merde !
— Mon enfant, je suis perdu dans ce que tu dis.
— Mais tu entendrais, cependant ? Tu entendrais, si elle lui parlait… si elle te parlait ?
— J’entends tout.
— Tout ? »
Le plancher craqua sous elle, le bruit de deux cents gaillards en quartier libre qui montaient de la salle au-dessous : agressifs, exaltés et bruyants. Cendres frémit.
Elle parla, en remuant à peine les lèvres :
« Godfrey, j’ai donné ma parole que je parlerais de nouveau au Golem de pierre. Il me fait peur… Non, c’est ce qui peut parler au travers de lui qui me fait peur. Les autres machines.
— Le nom qu’elles se donnent est Machines sauvages. Comme si ta machina rei militaris était apprivoisée et docile ! »
La crainte et la stupeur la submergèrent. Elle songea : Mais il ne devrait pas connaître leur existence, il est mort avant que je les découvre ! Puis : Mais c’est bien Godfrey, pourtant. Et il les connaît effectivement.
« Comment as-tu appris leur existence ?
— Il y a plus d’une voix qui me parle. Mon enfant, je suis parmi maintes voix, ici. J’ai essayé de te parler, mais tu as dressé une muraille pour me tenir à l’écart. Alors, j’ai écouté, je les ai écoutées. Peut-être suis-je aux bornes de l’Enfer, et entends-je les grands diables débattre entre eux : ces Machines sauvages.
— Que… qu’est-ce qu’elles disent ?
— Elles me disent : « NOUS T’ÉTUDIONS… »
Dans la voix de Godfrey, qui répétait les mots, elle entendit un écho des voix qui avaient fait éclater son esprit.
« Peut-être veulent-elles savoir à quoi ressemblent les gens », dit-elle, et elle ajouta, avec douleur, usant de sarcasme pour se soutenir : « Le Christ Vert seul sait pourquoi ! Elles ont eu deux cents ans pour écouter les rapports militaires en provenance de tout l’Empire wisigoth, elles doivent savoir tout ce qu’il y a à connaître des intrigues de cour et des trahisons !
— Je les entends, des voix dans la nuit. Elles disent « NOUS ÉTUDIONS LA GRÂCE DE DIEU EN L’HOMME… » Elles disent : « L’ÉTÉ DERNIER, LE SOLEIL S’EST ÉTEINT AU-DESSUS DES PRINCIPAUTÉS ALLEMANDES ». Je les entends dire : « CE N’ÉTAIT QU’UNE MISE À L’ÉPREUVE DE NOTRE PUISSANCE. »
Un long soupir fit frémir le corps de Cendres. « En effet, tu les entends. C’est ce qu’elles m’ont dit.
— Que cela servait de démonstration de leur pouvoir ? Mais qu’elles n’avaient pas agi dans ce but, pas pour faire descendre les ténèbres sur la Chrétienté. Elles l’ont fait uniquement pour voir si elles étaient capables de puiser une telle puissance. Si elles pouvaient l’utiliser. Mais elles ne l’ont pas encore complètement utilisée. Cela doit encore venir.
— Elles tirent leur puissance de l’esprit du soleil. Je les ai entendues dire qu’elles avaient retiré davantage du soleil cet été qu’elles ne l’avaient fait en dix mille ans. » Cendres humecta ses lèvres sèches. « Et que la prochaine fois que cela se produirait, ce serait pour se servir de la Faris et accomplir un miracle. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi elles ne l’ont pas encore fait jusqu’ici… »
Dans sa tête, la voix de Godfrey Maximillian continua de chuchoter, sans interruption, avec une détermination douloureuse :
« Elles puiseront la grâce au soleil, comme nous avons prié les saints afin d’obtenir la grâce divine. De la même façon que j’ai accompli d’infimes miracles par la grâce de Dieu, ainsi feront-elles de la Faris le canal de leur volonté et de leur miracle. Bientôt ! Cela se produira bientôt.
— Oui, mais, Godfrey… »
Une voix qui était plusieurs et une, et assez sonore pour lui faire se mordre la langue de surprise, envahit l’esprit de Cendres :
« C’EST ELLE ! »
Cendres se dressa toute droite sur le lit.
« Amenez-moi un prêtre ! »
Tandis que tous les visages se tournaient vers elle, elle déclara : « Elles m’ont retrouvée. »